Blanche, 4 fois 20 ans en 2020 est le début d'une trilogie romanesque à l'envers. Les deux prochains « tomes » seront publiés chez Bougainvillier éditions, à commencer par Eve et Louis, années Mitterrand, Louis étant le fils de Blanche...
En attendant, voici comment sa mère parle d'elle-même (et un peu lui) :
« Blanche veut regarder par-dessus son épaule droite, mais ça coince ; elle ne réussit d’abord à voir que son arrivée à l’EHPAD, puis, si elle force la torsion, les premiers mois d’avant, peut-être même la mort d’Albert. “C’est à cause de l’arthrose” pense-t-elle. Alors elle fait riper ses pantoufles, se tourne tout entière en s’aidant de sa canne, et fait face. Cette nuit, elle a bien dormi, ses idées sont dégagées et elle voit jusqu’à l’horizon. Le paysage est plat comme un océan d’huile, et sa vie lui fait l’effet d’une traversée sans histoire — si ce n’est la sienne. L’équivalent d’un entrefilet dans le journal, une micro biographie en quelques dates, pour un voyage sans tempête et pauvre en escales. Au fond, les seules vagues un peu puissantes qu’elle ait connues, Blanche, sont les rouleaux qui lui désenfilaient son maillot de bain une pièce ou le remplissaient de petits cailloux quand elle s’éloignait à la nage de la plage de la pointe du Bill. L’été, son Albert n’allait jamais en vacances ailleurs qu’à Séné ; depuis l’Alsace, la route était longue et barbante.
“Est-ce que toutes les vies sont pareilles ?” se demande Blanche. Lisse et sans remous quand on les considère de loin, du bout de l’âge ? Elle a quatre-vingts ans. Comme à traire les vaches ou trier des fiches, Blanche a appris seule la brasse et le papillon, s’accommodant du chlore des piscines alsaciennes et du sel de l’Atlantique. Même quand ça piquait, elle n’a jamais fermé les yeux. Sauf quand il a fallu reconnaître le corps calciné d’Albert. Maintenant qu’elle les fronce pour discerner et comprendre, elle se demande si la solitude n’a pas marqué sa vie. Parce qu’il n’y eut pas que la traite, l’archivage ou la nage, il y eut aussi un père à fuir, un frère préféré, un seul homme à aimer, un mariage, une seule destination de vacances, un fils unique, le même travail pendant quarante ans (mais dans des lieux différents), et l’indécrottable foie gras maison cuit à chaque Noël. Un seul et même Noël au fond. Sempiternel sapin vert, gros barbu rouge, cadeaux carrés vite déballés, et Ferdinand buvant un peu trop — mais moins que le père tout de même, qui lui buvait chaque soir. Après la bûche pâtissière trop grasse, son frère et elle finissaient toujours par se hurler dessus. Noël, quoi, et ce pauvre petit Jésus déjà si seul, tout nu dans sa mangeoire. “Il est né le Divin Enfant”, invariablement chanté faux et trop lentement à l’église.
“Est-ce que tout le monde se sent seul toute sa vie ?” Ferdinand ne s’est jamais marié, devenant le seul célibataire de la famille. “Cinq frères, cinq sœurs, et moi l’ainée.” Pout ce qui est des neveux et nièces, Blanche, un jour, a cessé de compter. La famille se voyait rarement, aux baptêmes, aux communions, aux mariages — “jamais aux divorces, c’est bizarre.” Chacun exhibait sa nouvelle voiture, déblatérait sur ses dernières vacances ; on se quittait en se disant qu’il fallait absolument se voir plus souvent, chacun y allant de sa généreuse idée pour ça. Mes quarante ans ! L’inauguration de l’annexe du magasin ! Mes cinquante ans ! La fin de ma chimio ! Mais ce déferlement de bonnes intentions n’empêchait rien : on ne se revoyait plus jusqu’à la prochaine célébration d’église — ou plus aucun frère et seulement deux sœurs se rendaient en cours d’année. Bientôt, les célébrations à retrouvailles seraient les enterrements. Ultime solitude ça, le cercueil. Sauf dans le cas d’accidents de voiture graves, de choses comme ça, de celles qui fauchent une famille tout entière. “Ça concentre le chagrin une bonne fois.” Albert est mort dans l’incendie de sa fourgonnette de service, et dans l’exercice de ses fonctions de gendarme. De fait, son épouse ne se trouvait pas avec lui : en France, on ne mélange pas. Mais il n’était pas seul : dans le véhicule qui s’embrasa au premier tonneau, il y avait un collègue et trois ivrognes tout juste arrêtés pour troubles à l’ordre public. Bien qu’étant une pièce rapportée — “Qui disait ça ? Le père ? Ferdinand ?” —, Albert fut considéré comme le premier membre de la famille à s’être fait incinérer, bien malgré lui ; il le restera sans doute encore longtemps. Chez les petites gens, tous croyants fut un temps, la terre et la poussière rassurent, et feu rime avec enfer, c’est culturel. Et la famille de Blanche est petite malgré sa taille, elle vient d’une ferme du bocage vendéen, pas du bord des plages des Sables-d’Olonne, de Brétignolles ou de Saint-Gilles.
Malgré cet éloignement d’avec l’océan — que Blanche n’a découvert qu’à l’âge adulte — elle a toujours aimé l’eau. Apprit toute seule à nager dans l’étang Boursoule, près de la ferme Gauthey. Était la seule femme à faire des longueurs en couloir d’entraînement le vendredi midi, quand, au lieu de déjeuner, elle filait nager à la piscine de Sélestat. Dans son couloir. Toujours le même, ou presque, l’un des deux du milieu. “Comme ça, pas d’échappatoire : si tu coules, tu ne pourras t’accrocher à rien.” Sans bien savoir pourquoi, Blanche a attendu d’être bonne nageuse pour tomber enceinte ; elle venait d’avoir trente ans. À peine était-il né qu’elle inscrivit Louis aux Bébés Nageurs ; il fut même l’un des premiers bébés de France à l’être, elle en fut très fière. “En Allemagne, en face, ils étaient déjà des milliers à l’époque” »...
Comments